Rencontre avec Elisabeth Lortic,
une des fondatrice des "3 Ourses"

 

Les Trois Ourses est une association fondée en 1988 par trois bibliothécaires férues d'une certaine littérature enfantine: celle de Munari et de Komagata, artistes-illustrateurs, qui ont réalisé des ouvrages magnifiques centrés sur une approche plastique du récit. Rencontre avec Elisabeth Lortic, une des fondatrices.

 


Comment est née l’association ?
« Les Trois Ourses » existe depuis 1988, fondée par trois bibliothècaires qui élaboraient des projets pour "se donner de l’air". Nous bâtissions des chateaux de cartes à la manière des enfants, le temps d’une soirée, flanquant tout par terre démocratiquement, à tour de rôle au moment du dessert avant de repartir travailler dans nos bibliothèques. Notre activité a réellement commencé en 1994 autour de l'exposition 1, 2, 3… Komagata. Nous voulions faire connaître les artistes qui créént des livres, des jeux et du mobilier pour les enfants et qui nous paraissent essentiels. La structure associative plus souple que les institutions dans lesquelles nous travaillions nous a permis de mener en toute liberté nos projets d’exposition. En cherchant des partenaires, nous avons été rejointes par une collègue de Villeurbanne qui a soutenu, finançé et accueilli la première exposition consacrée à un graphiste japonais totalement inconnu en France : Katsumi Komagata.


Dans quelle condition avec-vous édité votre première publication ?
Notre première vraie expérience éditoriale est née à partir de l’exposition La Maison des Trois ours : hommage à Rojankovsky. Les personnes que nous avions contactées pour l’élaboration de l’exposition - la fille de l’artiste, les fils du Père Castor et de Golden Books qui avaient connus Rojan ainsi que des créateurs actuels influencés par ses images, Philippe Dumas, Steven Guarnaccia, Christian lacroix, Elizabeth Garrouste - avaient écrits des textes qui ont servi à l’élaboration du catalogue. Flammarion (éditeur des premiers Rojankovsky qui figurent au catalogue depuis les débuts du Père Castor) n’était plus intéressé. Cependant la directrice artistique qui avait vu le projet passer nous a encouragé et soutenu en collaborant à la maquette et en suivant la fabrication et cet album. Rojan a jeté les fondations de notre « Maison » éditoriale, plaçé sous le signe de la « cabane».


Quelle est votre politique éditoriale ?
Nous avons très peu d'artistes à notre catalogue.
Notre but est avant tout de faire connaître l’œuvre de quelques auteurs fondamentaux qui ont réalisé des ouvrages pour les enfants mais qui ne sont pas obligatoirement des illustrateurs. Une personne comme Munari a réalisé 170 livres mais a aussi fait des ateliers pour enfants et écrit de nombreux ouvrages théoriques. Nous avons « initié » l’édition en français de certains titres comme Dans la nuit sombre et le Brouillard de Milan. Komagata est graphiste et vient plutôt des milieux du stylisme et de la mode pour lesquels il créait des lignes graphiques avant de se consacrer exclusivement aux livres pour enfants. Remy Charlip est un danseur tout autant qu’un illustrateur.
Notre propos est de faire tomber des barrières - entre les générations, les champs de la création - de transmettre et de provoquer des expériences transversales.
Prenons l’exemple de Paul Cox, qui a réalisé notre logo ; le seul ouvrage que nous ayons fait avec lui était un hommage à Munari. Bien qu’ayant de nombreux points en commun avec notre champ d’action, il s’adresse à un public un peu plus mûr - voire cultivé - et bénéficie déjà d’une reconnaissance d’ailleurs amplement justifiée. Il n’a pas besoin de nous pour être connu et reconnu ! Mais Le Livre le plus long en 4 pages et quadrichronie comme le sous-titre le mentionne, indique les accointances que nous recherchons et cherchons à transmettre.
La performance "Reading Dance" de Remy Charlip que nous avons organisée dans l’école Estienne est aussi un bel exemple de liaison entre le livre, le corps la musique qui fait réfléchir concrétement sur l’espace et notre relation à l’espace physique et mental – et avec peu de moyens ! -

Peut-on parler de livres d’artistes ?
Remy Charlip a fait ce livre en 1957. Son ami John Cage conçoit lui aussi un album pour enfants un peu plus tardivement. On peut évidemment les rattacher au mouvement d’art conceptuel qui se développait aux Etats–Unis à cette époque mais le vocabulaire induit actuellement des interprétations différentes et souvent même des contresens. Il serait contradictoire d’enfermer à nouveau dans une case ces artistes qui ne se sont jamais réclamés d’une école mais ont toujours préservé leur liberté de penser, d’agir et de créer y compris pour et avec les enfants.
Nous préférons l’expression « livres artistiques » mais disons que les Trois Ourses s’intéressent aux liens entre les enfants, les livres et l’art.
Au tout début des années 1980 j’avais aussi participé au mouvement de Tony Lainé, René Diatkine et Marie Bonnafé (ACCES, Actions Culturelles Contre les Exclusions et les Ségrégations). La première activité a été menée avec un sculpteur Jean-Lou Cornilleau qui avait rempli de feuilles d’automne l’espace d’exposition de la bibliothèque municipale où je travaillais. Est-ce pour cette raison que nous nous sommes intéressés par la suite aux travaux de Louise-Marie Cumont ou de Milos Cvach qui sont tous deux sculpteur et pensent l’espace du livre autrement qu’un «illustrateur» ? Les tout-petits ont un rapport très sensoriel et physique aux livres, cette approche nous oblige à considérer le livre en tant qu’objet matériel et dans son épaisseur, sa profondeur à une époque charnière où l’écran introduit texte et image dans des perspectives et dimensions virtuelles.
Munari disait « il faut créer la surprise si on veut qu’un enfant revienne vers le livre » mais une surprise réelle, profonde, durable sur laquelle on revient et que l’on a envie de partager. Regardez le bonheur des enfants à qui l’on a montré Look again de Tana Hoban, une photographe qui a passé toute sa vie à créer des livres pour enfants et dont les quelques 80 ouvrages posent les bases d’une vraie grammaire visuelle.
Dans cette époque de surconsommation il est bon de promouvoir des ouvrages qui malgré – ou grâce à - leur dépouillement peuvent être lus longtemps. La simplicité demande du temps aussi bien aux créateurs qu’aux lecteurs. Rien n’est plus complexe que la simplicité.
Le but, au fond, est de laisser une place fondamentale à l’imagination. C’est dans ce sens que nous avons posé de manière un peu radicale (mais qui fonctionne parfaitement avec les enfants) notre volonté d’« ouvrir » l’imaginaire avec la publication de On dirait qu’il neige de Remy Charlip puis du Petit chaperon blanc de Munari (réunis sous la forme de Boule de neige depuis noël 2004). C’est aussi une dimension que l’on retrouve dans la série de livres artistiques tactiles pour les non-voyants et les voyants conçue par Sophie Curtil, et particulièrement forte dans le premier titre qu’elle a elle- même créé Ali ou Léo ?
Ce projet a reçu le soutien crucial de la Mission des Arts à l’École pour la phase d’élaboration et du Centre national du livre pour le travail de partenariat éditorial entre Les Doigts Qui Rêvent, Les Trois Ourses, puis par la suite One Stroke et le Centre Pompidou qui nous a rejoint pour le 3ème titre Feuilles – tiré à 1000 exemplaires et 500 en anglais.

Vous privilégiez les tirages limités ; est-ce dû à un choix éditorial ou à une contrainte économique ?
Pour certains livres fabriqués partiellemnt à la main, l’augmentation du tirage a très peu d’incidence sur le coût final. C’est le cas d’Ali ou Léo ? ou des livres en tissu de Ianna Andréadis et de Louise-Marie Cumont. Non, il y a plusieurs autres raisons :
- la vérification de chaque ouvrage, avant diffusion, pour être sûr d’avoir un minimum de ratés. Komagata lui-même tire à très peu d’exemplaires pour les mêmes raisons, ses tentatives d’éditions aux Etats-Unis à plus grande échelle ayant jusqu’à présent été très négatives à cet égard.
- Le stockage
- L’avance d’argent…
De fait, nos livres sont rapidement épuisés ; nous avons pratiquement vendu nos 300 exemplaires de Feuilles entre septembre et février… Les acheteurs sont principalement des bibliothèques, mais pas seulement ; notre présence dans des manifestations comme le Salon du livre de Montreuil, la Foire Internationale de Bologne, le SAGA quand il existait, la foire du livre d’artiste de Saint-Yrieix quand ils nous invitaient… a élargi notre public.

Les contraintes économiques que nous subissons et qui réfreignent notre envie de voir éditer et rééditer certains livres méconnus en France ont parfois du bon : elles nous ont amené à signer une collaboration avec les éditions MeMo dont nous apprécions le travail – tant dans la qualité de fabrication que dans l’originalité des publications. Le premier ouvrage de La Collection des Trois Ourses est sorti à l’occasion du Salon du livre de Paris en mars dernier. Quand la poèsie jonglait avec l’image regroupe 4 titres signés de Samuel Marchak et Vladimir Lebedev parus en 1925 et jamais publiés en France. Il nous aurait été impossible de soutenir financièrement ce projet et d’en assurer la prouesse technique.
Nous avons par contre accompagné la sortie du livre d’une exposition "Place à la glace" à la bibliothèque Elsa Triolet de Pantin qui a permis de mieux comprendre l’importance d’un Lebedev inconnu du public français mais qui a pourtant influencé directement toute l’imagerie du Père Castor par l’intermédiaire des immigrés russes de la fin des années 20. L’exposition a été aussi l’occasion d’éditer un coloriage de Lebedev Colorie et dessine réaffirmant notre propos autour de l’art du livre et des enfants

Que faites-vous des illustrateurs qui viennent vous proposer un projet intéressant ?
Nous les orientons vers d’autres structures qui sont susceptibles de pouvoir les publier.
Le problème aujourd’hui c’est que la spécificité de chaque maison d’édition a un peu disparu ; toutes les pistes se brouillent, les auteurs passent plus facilement d’une maison à une autre, la petite édition est elle aussi assez confuse…
les Trois Ourses distribuent ponctuellement des catalogues ou des productions tirées en petites quantités, comme celui de Louise-Marie Cumont qui permet de voir son travail sur papier pour un prix modeste. Du coup, nous avons le projet de faire éditer ses œuvres en livres papier. En effet, ses livres objets en tissu sont des pièces uniques entièrement faites à la main, forcément onéreuses, souvent réalisées d’après commande pour des bibliothèques spécialisées. De plus, les éditeurs demandent du texte, or ses ouvrages sont strictement visuels. C’est difficile de faire passer le concept de « livres artistiques » ; en ce sens, c’est peut-être Paul Cox qui fera avancer les choses…On peut aussi espérer que des gens comme Douzou fassent école, et que la production de livres d’images destinés à un plus vaste public prenne de l’ampleur.

Vous faites aussi de la formation ?
Oui, c’est le troisième volet de notre activité qui accompagne les expositions et l’édition. Les Trois Ourses présentent les livres de Katsumi Komagata, l’œuvre de Bruno Munari, les créations en tissu de Louise-Marie Cumont ou encore la Collection des Trois Ourses, c’est à dire tous les artistes qui font partie du catalogue. Ces journées, demi-journées ou stage donnent une information et font réfléchir les professionnels des bibliothèques sur la constitution de fonds spécifique, sur la présentation, l’aménagement, les relations des lecteurs, la transmission d’un patrimoine.
Pour les formations en art plastique nous faisons appel à Sophie Curtil ( une personne rare qui allie à son métier de peintre sa longue expérience d’animations à l’atelier des enfants et sa réflexion sur le livre d’art à partir de "l’Art en jeu", de "Kitadi" et plus récemment des livres artistiques tactiles). Nous lui demandons de former des équipes de bibliothécaires et d’étudiants en arts plastiques autour de l’œuvre de Komagata, afin qu’ils puissent faire des ateliers avec les enfants par la suite, créant une dynamique qui se prolonge au-delà du temps de l’exposition ou simplement pour mieux comprendre de quoi il s’agit quand on aborde le domaine des arts plastiques Dans le même esprit, pour accompagner la circulation de dix-sept valises Komagata dans quarante hôpitaux parisiens en 1996 nous avions travaillé avec des écoles d’art : Estienne, Maximilien Vox, Corvisart. Nous recevons dans le même esprit de collaboration les étudiants de la Parsons School et avec qui nous souhaitons développer un partenariat de formation continue.
En 2005 nous proposons 3 jours de stage sur les Livres artistiques tactiles en partenariat avec le service éducatif du Centre Pompidou et l’école d’art de Blois. Le prochain a lieu les 4,5,6 juillet 2005.

source : Rubrique DE VISU "Art et littérature de jeunesse" du site du CRDP de l'académie de Créteil
           http://www.crdp.ac-creteil.fr/artecole/de-visu/art-litterature_de_jeunesse/3ourses.htm 

Retrouvez les Trois Ourses sur leur site internet :
http://troisourses.online.fr